" Ceci est un peu le journal
de l'arraché. Je suis épuisée de vivre avec une
telle personne, qui me mine mon énergie. La marquise M. loge
chez nous depuis peu, de par notre bonne grâce. Cette intrusion
dans notre vie privée, bien que la marquise et moi ayons certaines
relations d'intimité, était redoutée comme un envahissement
tout d'abord physique. Comment, un tiers, vivant dans le cabinet de
travail (et accessoirement chambre à coucher pour nuits arrosées)
de mon cher et tendre, et le spoliant par là-même de son
lieu de réflexion ? Mais soit - il sied de faire contre mauvaise
fortune bon coeur, et de ne pas laisser une de nos relations dans le
dénuement. Les choses étant ainsi posées, c'est
donc avec appréhension que j'envisageais l'apparition de la marquise.
Hélas ; mes appréhensions se sont révélées
fondées. La marquise M. est une personne profondément
malheureuse : elle a depuis quelques années quitté la
vie florissante et confortable de la campagne pour vivre l'expérience
enthousiasmante de la ville (certes la vie de notre ville de province
reste bien arriérée en comparaison de celle de la capitale
; mais elle n'en est pas moins pleine d'imprévus). Elle espérait
y trouver un cercle d'érudits avec lesquels échanger ses
vues sur maints sujets lui tenant à coeur. Au lieu de cela, elle
s'est trouvée confrontée à des gens, pourrions-nous
dire, de culture même différente de la sienne. Tout, dans
leurs rapports sociaux, leur attitude les uns vis-à-vis des autres,
leurs us et habitudes, ont contribué à faire peser sur
la marquise un sentiment d'aliénation. Ainsi, elle n'était
plus quelqu'un d'exceptionnel ! Ainsi, ils osaient la traiter sur un
pied d'égalité ! Quel amer constat pour cette jeune femme
accoutumée aux égards les plus constants, et ce depuis
son enfance : enfant unique, élevée par des parents aimants
auxquels elle apportait enfin la concrétisation de leur amour,
elle eu par la suite la chance d'étudier dans un lieu privilégié
dans lequel ne régnait qu'harmonie et désir du savoir.
Dure réalité, que de partager désormais le sort
de ces anonymes qu'elle s'était attachée à mépriser
et à considérer de moindre valeur
Une certaine aigreur transparaissait souvent dans ses propos, lorsque
nous devisions ; cependant je dois avouer que la marquise sait avoir
de l'esprit, et sa culture sur certains points en fait une personne
de compagnie agréable. La difficulté consiste à
présent à [me la coltiner vingt-quatre heures sur vingt-quatre]
supporter ses plaintes constantes et sans répit. Ce va être
une trace infime, dans l'évier. Une selle trop haute. Le vent
trop frais. Son occupation journalière - elle a pour but d'écrire
un Mémoire sur d'obscurs procédés - qui la confronte
à ses semblables jugés importuns et inamicaux
Elle
s'épanche donc, en permanence, mâtinant ses bavardages
d'un sentiment déplacé de fierté provinciale. O
chaque village a son charme ! (voir " La ballade des gens qui sont
nés quelque part ") Mais quel avantage y a-t-il à
dénigrer la ville qui vous accueille ?
Et ce n'est pas la plus étonnante des contradictions de la marquise.
De bonne taille, elle possède une épaisse chevelure d'un
noir de corbeau qui serait des plus séduisantes si elle y prêtait
attention. Sa peau un peu sombre, ses lèvres charnues et ses
yeux parfois rieurs lui donnent un charme auquel certains jeunes hommes
dont elle répondrait à l'idéal plantureux pourraient
s'éprendre. Autoritaire, cynique, elle recherche souvent le plaisir
dans l'interdiction, et souffre de ne les voir abandonner tout pour
la suivre. Jalouse à l'extrême, elle ne tolère aucune
défaillance, et nulle opposition à ses désirs de
matrone. Séduire ? C'est choquer. Vilipender. Agresser. Elle
se doit d'être méritée, et choyée.
Ces quelques traits de caractère éclaireront peut-être
sur mes craintes d'être soumise à une discussion constante
avec la marquise, tout en, pour ne pas la froisser, affichant un visage
enjoué et sans trop réagir sur ses excès. Car il
est encore un point sur lequel la marquise M. et moi différons
: celui de ne pas envenimer les rapports sociaux au sein de ceux qui
sont amenés à se côtoyer quotidiennement ou - puisque
c'est le cas ici - même à cohabiter.
Plan 1 : Madame se prélasse
Je travaillais dans mon cabinet. Il se faisait tard, presque 22h. J'éprouvais
soudain le désir de descendre voir aux cuisines les inventions
de notre bonne Llianchka, passée maître en l'art de mijoter
de petits plats avec les ingrédients lui tombant sous la main.
Je trouvais la marquise étendue sur le divan du salon, qu'elle
a jugé à son goût dès son arrivée
chez nous. Elle y a fait descendre une couverture, et y prend son thé
(et le cabinet de mon cher et tendre reste inutilisable) régulièrement.
J'ouvre donc la porte - la voici qui m'appelle : " Très
chère, pourrais-tu ouvrir la fenêtre ? Les odeurs de cuisine
m'indisposent
" Soit. Je suis debout - bien évidemment,
que je peux le faire.
Cependant, la tambouille n'étant pas prête, je suis remontée
vaquer à mes occupations. Nul doute que j'encourrai ses remontrances
: " Pourquoi diable es-tu partie en me laissant en plein courant
d'air ? " Je ferai humble figure, marquise.
Plan 2 : La selle trop haute
S'étant mis dans l'idée de perdre du poids (quatre kilogrammes
en deux mois et demi !), la marquise M recherche ma compagnie pour faire
un peu d'exercice. Non que mon absence l'en empêcherait, mais,
ma foi, trottiner à ses côtés repose un peu mes
jambes et mon coeur de l'entraînement forcené auquel je
me livre par ailleurs. Ayant trouvé dans un champ non loin de
notre demeure certains végétaux dignes d'intérêt,
et ceux-ci étant en nombre, nous décidâmes de finir
notre tour et de revenir immédiatement en bicyclette pour les
collecter. Nous rentrâmes donc, prîmes des couteaux, une
lampe - il faisait déjà assez sombre - et nous dirigeâmes
vers la cabanon dans lequel sont rangés les moyens de locomotion
que nous nous proposions d'emprunter. Il faut ajouter à cela
que la marquise, ayant le jour-même endommagé sa bicyclette,
devait alors en emprunter une. Or
Mon cher et tendre est un peu
plus grand qu'elle, oh, pas beaucoup, huit centimètres ; de ce
fait la selle est un peu haute. Mais rien d'effrayant ; j'ai moi-même,
bien qu'étant plus petite que la marquise, déjà
conduit cette monture - avec un certain inconfort certes, mais rien
d'impossible. Et ne voilà-t-il pas que la marquise, se voyant
offrir la bicyclette de mon cher et tendre et non la mienne (que je
lui avais sacrifiée une fois auparavant, ceci pour un trajet
un peu plus conséquent, la marquise n'ayant l'habitude de ces
chevauchées sportives) pour ces quelques centaines de mètres,
s'est trouvée offensée de mon manque de sollicitude. Elle
s'est mise à trépigner, arguant de son inconfort et de
mon manque de civilité, et s'est éloignée la mine
boudeuse.
Qu'y faire ? " Non ne pars pas ! tu as cassé ton jouet,
va, je te prête le mien
" d'autant plus que pédaler
en danseuse n'a jamais causé mort d'homme
Quelle inconduite
que la mienne, dénuée à ses yeux de toute sensibilité,
pauvre petite fille malheureuse
é
Plan 3: La logique de la franchise
Un leitmotiv s'impose chez la marquise M. : " Chez nous, nous ne
disons que la vérité ; bien loin des visages affables
affichés ici et des paroles douceâtres empreintes d'hypocrisie.
" Cela prête à sourire. Nous nous entretenions, aujourd'hui
même, à la lecture d'un article publié dans un mensuel
importé, des conseils à suivre pour accéder au
bonheur. Un de ceux-ci consistait en l'acceptation des règles
qui nous entourent, sans lutte permanente contre ce qui est établi.
Par la lutte rentrée, nous dispersons notre énergie et
nous affaiblissons intérieurement sans résultat effectif.
Plan 4: La contradiction méliorative
Elle est meilleure que les autres. Dans l'article sus-mentionné,
est présentée une méthode à appliquer lorsque
la colère vient : respirer profondément en comptant. On
pourrait rapprocher ceci du " Maître des illusions "
de Dona Tartt, dans lequel un des héros projette son ire menaçant
de le submerger sur un mur blanc. Mais la marquise de réagir,
avec une moue volontairement indifférente : " Cela ne me
concerne pas. Je ne suis plus jamais en colère. " Bien sûr.
Je me gausse. C'est toujours comme ceci. La marquise a elle-même
insisté pour que nous lisions cet article, cependant à
chacune de mes tentatives d'analyse et d'approbation ou de rejet des
idées exposées, elle s'est contentée d'infirmer
mes dires en refusant hautainement d'appliquer à sa personne
certains des travers humains soulignés. "
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